Texte destiné à Metakatz, aux éditions La Cinquième Couche, écrit avec Fanny Barnabé.
La fiction de l’auteur inspiré et original, prophète parmi les hommes, oint du sacre romantique de l’écrivain1 et soutenu par un droit d’auteur indépassable paraît de plus en plus incompatible avec les conditions de production contemporaines et les nouvelles pratiques de consommation (en particulier numériques). La question du statut de l’auteur est probablement une des plus controversées au sein des études littéraires2. Pourtant, la posture du génie produisant œuvre originale s’est largement imposée depuis plus d’un siècle et demi comme conception partagée de l’auteur par la société, au point que le poids de ce carcan idéologique pèse lourdement sur la légitimité d’autres conceptions.
Depuis l’industrialisation des pratiques culturelles, les auteurs de la sphère de grande production invitent à penser l’auteur sur un autre mode que celui de l’écrivain romantique. Moins aveuglée par la légitimité symbolique de ce statut soi disant hors du temps et plus concernée par les bénéfices matériels de l’entreprise, leur démarche permet de complexifier le statut de l’auteur, en l’envisageant au moins à deux niveaux, le symbolique et l’économique. L’un ne va évidemment guère sans l’autre : rares sont les auteurs à abandonner la reconnaissance symbolique3 ou les bénéfices matériels4. Même dans les productions sérielles les plus industrielles (et peut-être surtout dans celles-ci vu les enjeux financiers), la paternité de l’œuvre par l’auteur doit être connue pour rétribuer le créateur.
Pourtant, en constatant le nombre de critiques négatives de fans que Georges Lucas a dû essuyer à la suite des modifications apportées aux épisodes originaux de Star Wars (lors de leurs sorties ou ressorties en DVD, en Blu-Ray, avant la sortie des prequels au cinéma, etc.), on peut légitimement s’interroger sur l’autorité (au sens originel d’« auctor ») de Lucas. Le public passionné n’entend pas lui laisser « gâcher » ses propres œuvres. Mais restent-elles ses propres œuvres dans ce cas ? Les fans ont multiplié les réappropriations de l’univers de Lucas, à partir des films matriciels, sur différents supports (romans, bandes dessinées, etc.). La question demeure : quel statut ont ces producteurs de contenus, qui participent à la dissémination de cette culture à partir de remix, de mash-up, voire de prolongements ou de réappropriations non parodiques ?
Le phénomène de réappropriation qui est à l’origine de la bande dessinée Katz est donc loin d’être un cas isolé : il est, au contraire, représentatif de la profonde mutation qui touche massivement les modes de production des œuvres culturelles. À l’heure actuelle, dans bien des domaines, les pratiques de citation, d’imitation, de reprise, etc. sont devenus des mécanismes naturels et fondamentaux de la création, perdant ainsi leur caractère marginal ou provocateur.
Cette transformation – qui n’est probablement pas sans lien avec l’avènement du numérique – a été largement décrite par Hiroki Azuma dans son ouvrage Génération Otaku5 : Les enfants de la postmodernité6. Celui-ci remarque que les produits culturels ne sont plus perçus, aujourd’hui, comme des entrées censées mener à une vérité profonde, mais plutôt comme des systèmes qui puisent dans des « bases de données » un certain nombre d’éléments qu’ils agencent de manière chaque fois particulière. Ainsi, par exemple, si les œuvres appartenant au genre du shōjo manga7 partagent de nombreux traits communs (types de personnages, mécanismes de l’intrigue, détails des dessins, etc.), c’est parce qu’elles les empruntent à une même base de données abstraite (tout en l’alimentant). Ce qui est consommé n’est donc plus tant l’œuvre que le répertoire d’éléments sur lequel elle se fonde : l’important, pour l’amateur, sera de reconnaître les composantes qu’il a déjà appris à aimer par le passé, et, éventuellement, de se les réapproprier pour les ré-agencer en une œuvre nouvelle. Cette conception implique un affaiblissement de l’opposition communément établie entre les notions d’original et de copie, puisque
[…] même ce qui est considéré comme une œuvre originale peut souvent être constitué de dessins et citations d’œuvres antérieures. Les œuvres sont produites sans que les éventuelles références soient explicites. Dès le départ, elles peuvent donc être des simulacres d’œuvres préexistantes. On en vient donc à produire et consommer des simulacres de simulacres, et ainsi de suite. L’œuvre Otaku, à la différence de l’œuvre moderne, n’est donc pas la création d’un artiste défini, puisqu’elle naît à l’intérieur d’une chaîne, constituée de plusieurs imitations ou plagiats successifs8.
Le fait que les différentes créations puisent simultanément dans les mêmes répertoires d’éléments empêche donc de reconstituer une hiérarchie dans les emprunts ou les influences, si bien qu’il devient impossible de déterminer « qui copie qui ». Le fait même de citer devient, en vérité, une valeur en soi, puisqu’il est le vecteur du partage d’un même imaginaire : l’emprunt est valorisé positivement en tant qu’il permet de consommer les œuvres « collectivement ».
Les idées développées par Azuma sont loin de se limiter au cas précis des Otakus : l’on retrouve cette dynamique de réappropriation dans bien d’autres domaines tels que la musique (avec le principe du DJ ; ou encore avec la musique électronique, composée de segments sonores que chacun est invité à isoler puis à ré-agencer à sa guise), la littérature de genre (on peut citer le cas bien connu de l’œuvre de Tolkien, dont certains éléments, comme les créatures nommées « orcs », sont tombés dans le domaine public), ou, plus largement, les différentes productions appartenant à ce que l’on pourrait appeler la « culture geek ». Dans toutes ces domaines, l’application trop stricte du droit d’auteur devient problématique. Attardons-nous sur trois exemples précis.
La critique de jeu vidéo, tout d’abord, qui prend notamment, sur internet, la forme de chroniques vidéo, publiées sur certains sites selon un rythme régulier. Si la majorité des œuvres produites sont habituellement le fait d’amateurs, certains en viennent cependant à se professionnaliser, et même à être rémunérés indirectement pour leur travail (par le biais des annonces publicitaires, ou des sites et plateformes qui les « engagent »), comme par exemple le Joueur du Grenier, 3615 Usul, ou encore les chroniqueurs de l’émission Speed Game. Or, chacune de leurs vidéos contient des éléments (images, musiques,…) sur lesquels ils n’ont aucun droit, mais dont la reconnaissance permet aux spectateurs de se sentir inscrits dans une communauté particulière. Le durcissement des lois sur le droit d’auteur signerait donc l’arrêt de mort de ces chroniques, où la réorganisation de matériaux préexistants est précisément ce qui nourrit la créativité individuelle.
Ensuite, les reprogrammations de jeux vidéo cultes constituent une autre forme de réappropriation d’univers fictionnel : les différents jeux de la licence Mario, en particulier, ont très fréquemment été récupérés par les amateurs. Ceux-ci reprogramment le jeu d’origine, pour en donner une lecture plus drôle, plus difficile, ou simplement renouvelée. Par exemple, on trouve sur internet des reprises telles que Super Mario Crossover9, qui propose de revivre l’expérience du jeu d’origine, mais en incarnant des personnages qui n’appartiennent pas à l’univers de Mario (Zelda, Megaman,…), et qui disposent donc de capacités qui ne sont pas toujours en accord avec les mécanismes du jeu. D’autres amateurs iront même jusqu’à réorganiser les éléments du décor pour créer des niveaux inédits, comme par exemple l’ensemble des productions rassemblées par le site SMW Central10. Ce type de pratique illustre de manière très concrète les idées de Hiroki Azuma, puisque les récepteurs ne se contentent pas de consommer la surface du jeu, mais cherchent au contraire à en atteindre le système pour se l’approprier. Loin de lutter contre cette forme de réception active, les concepteurs de jeux vidéo tendent au contraire à l’encourager, puisque de nombreuses œuvres incluent aujourd’hui le joueur dans le processus de création, en lui permettant, par exemple, de construire ses propres niveaux (la plupart des FPS11, les jeux Lego,…). Certains d’entre eux font même de principe de co-création le fondement de leurs mécanismes ludiques (Minecraft12, LittleBigPlanet13,…). L’indistinction entre la copie et l’original se couple, ici, d’un affaiblissement de l’opposition entre producteur et récepteur.
Enfin, la généralisation du phénomène des « mèmes internet » est également représentative de cette dynamique. Il s’agit d’images, de phrases, de vidéos, ou même de simples concepts qui se reproduisent massivement par imitation et se répandent sur la toile, principalement via les différents réseaux sociaux. Les mèmes sont rarement associés à un auteur, car ils n’acquièrent leur force humoristique que de leur répétition : le mème est drôle en tant qu’il est le vecteur d’un rire collectif. On peut citer, parmi les plus célèbres, le concept des Chuck Norris Facts (phrases humoristiques basées sur le fait qu’on attribue à l’acteur américain une force surhumaine) ou encore celui du Captain Obvious (il ne s’agissait au départ que d’une appellation utilisée pour désigner ceux qui énoncent des évidences, mais l’idée est devenue si populaire que le personnage du Captain Obvious a pris corps dans une bande dessinée).
Dans tous ces domaines, l’application trop stricte du droit d’auteur constituerait une profonde entrave à la création au lieu de la favoriser, puisque la réutilisation d’éléments déjà connus et acceptés par le public constitue le socle de la création. Néanmoins, malgré les apparences, ces nouvelles formes de production n’entraînent pas une disparition des notions d’originalité ou de propriété intellectuelle, mais plutôt un déplacement dans leurs définitions : la valeur d’une œuvre ne provient plus, selon cette logique, du caractère neuf de ses composantes (puisque celles-ci gagnent, au contraire, à être très reconnaissables), mais de l’originalité de leur agencement. Prenons l’exemple du site 9gag : celui-ci se présente comme un blog ouvert à tous, via lequel les internautes partagent des images retouchées ou réorganisées pour être humoristiques. Ces images sont, la plupart du temps, issues d’univers fictionnels partagés, c’est-à-dire de films, séries, jeux vidéo, etc. connus de tous. Dans cette communauté, il reste interdit (et très stigmatisé) de réenvoyer sans la modifier la création d’un autre : cette pratique continue d’être sanctionnée comme un vol. Par contre, réutiliser cette image en y ajoutant un deuxième niveau d’interprétation (par l’adjonction d’un texte, d’un dessin,…) est une pratique fréquente et assez bien reçue : la reconnaissance de la citation soude la communauté, tandis que le nouvel agencement suffit à y reconnaître une créativité individuelle. Si ce dernier n’apporte rien de neuf, l’image sera naturellement rejetée par la communauté (puisqu’une production qui ne reçoit pas suffisamment de votes ne pourra être affichée sur les parties les plus visibles du site).
Ces dernières remarques invitent à repenser les limites de la notion de plagiat :
Si on entend par plagiat, non la copie, mais la tentative de la dissimuler, on ne manquera pas de s’interroger sur son statut actuel. Dès lors que l’emprunt, la citation, la dérivation ou la déclinaison sont la matrice productive […], la notion de plagiat, avec sa charge péjorative, a-t-elle encore un sens ?14
On peut avancer que ces créations sont dues à des communautés créatives, généralisation des « communautés interprétatives » mises en avant pour la réception des textes par Stanley Fish15. L’histoire du livre et de l’édition montrent combien le livre — pas seulement l’objet, mais aussi son contenu — est une production collective, redevable aux différents agents de la chaîne (de l’auteur au lecteur en passant par l’éditeur, l’imprimeur, le libraire, le bibliothécaire, etc.). L’époque contemporaine, avec les facilités de fabrication d’artefacts (matériels ou numériques) qu’elle offre, a multiplié les créateurs et a donné une visibilité croissante aux participations « complémentaires », aux fonctions connexes de la fonction auteur, à tel point que celle-ci se retrouve noyée, dans certains cas, dans celles-là.
Il faut cependant pointer un problème spécifique à ces communautés : bien que les mécanismes de citation et d’emprunt soient perçus comme explicites par les membres de la communauté à laquelle ils s’adressent, ils ne sont pas nécessairement visibles pour les lecteurs qui ne maîtrisent pas les codes de cette communauté. Ainsi, par exemple, un joueur n’ayant jamais entendu parler de Super Mario Bros pourra attribuer à tort cette production aux programmeurs qui l’ont détourné. Ce type de confusion paraît cependant peu probable, dans le sens où l’emprunt est pensé pour être vu (puisque le phénomène de la reprise est ce qui donne à l’œuvre son statut ainsi qu’une partie de sa valeur).
La reprise / le remix constitue, dans ce contexte, une pratique légitime, dont la valeur est fonction, en partie, de la capacité du consommateur (qui peut aussi se transformer en producteur dans une phase suivante) à repérer et décoder les composantes empruntées.
Dans le cas précis de Katz, qui se fonde sur un emprunt explicite, et dont la portée ne peut être comprise sans la prise en compte de l’œuvre citée, l’on peut légitimement s’interroger sur la nécessité d’une sanction officielle. Peut-être la faiblesse de la démarche tient-elle à la commercialisation du produit : une mise à disposition sans profit pour l’emprunteur (ou son éditeur) aurait éventuellement pu bénéficier de la mansuétude du détenteur des droits.
Néanmoins, on peut aussi imaginer que cette sanction était nécessaire. Sans mise au pilon, pas de justification de la remise en question du système du droit d’auteur à partir d’un exemple concret et particulièrement adapté. Pas de MetaKatz non plus, et donc pas de « performance » éditoriale, au sens anglais. Car finalement, la démarche, pour être comprise, doit être envisagée dans sa globalité : le détournement de Maus à partir d’une idée intellectuellement pertinente ; la publication du volume au moment du festival d’Angoulême, présidé par Spiegelman ; la médiatisation du pilonnage ; enfin, la parution de MetaKatz, quelques mois après MetaMaus. Ce sont toutes les étapes de production qui doivent être prises en compte afin de rapprocher l’événement d’autres « happenings » de l’éditeur, comme par exemple le travail autour de Judith Forest.
Cette logique de la performance, indexée sur celle de l’art contemporain, rejoint aussi la culture du remix telle que décrite plus haut : c’est l’organisation et l’agencement des éléments, d’étapes en étapes, ainsi que le discours sur celles-ci, qui confèrent de la valeur et de la légitimité au geste de création. Le produit final vaut plus que la somme des parties par ce geste auctorial.
La production de Katz met ainsi en évidence deux actualisations du statut d’auteur fort différentes du statut romantique. Que le projet auctorial prenne place au sein du volume ou dans l’orchestration de l’événement éditorial, sa capacité à interroger les représentations communes du « créateur original » secoue, à la manière de certains artistes contemporains, les structures rigidifiées d’un statut d’auteur peu en phase avec la réalité des pratiques culturelles et artistiques contemporaines.
- Benichou (Paul), Le sacre de l’écrivain (1750-1830), Paris, José Corti, 1973. [↩]
- Compagnon (Antoine), Le démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuil, 1998. Deux articles ont particulièrement relancés ces questions au XXe siècle : Barthes (Roland), « La mort de l’auteur », dans Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, [1968] 1984, qui attire l’attention sur le texte et sa réception et Foucault (Michel), « Qu’est ce qu’un auteur ? », Bulletin de la société française de philosophie, LXIV, p. 73-104 et la notion de « fonction-auteur ». Sur ces questions, citons un ouvrage introductif utile : Luneau (Marie-Pier) et Vincent (Josée) (dir.), La Fabrication de l’auteur, Québec, Nota Bene, 2010. [↩]
- Le poète symboliste fin-de-siècle, édité à compte d’auteur et s’adressant uniquement à ses pairs, constitue un bon exemple d’abandon de bénéfices matériels de son œuvre. [↩]
- Comme exemple de renoncement à la reconnaissance symbolique, on peut penser aux ghostwriters et autres travailleurs du texte dans certains studios et maisons d’édition (Harlequin notamment). [↩]
- Le terme « Otaku » est utilisé, au Japon, pour désigner les passionnés de mangas, jeux vidéo, dessins animés, figurines, science-fiction, etc. Sans s’y assimiler complètement, la culture Otaku comporte de très nombreux points communs avec ce que l’on nommerait, ici, la « culture geek ». [↩]
- Azuma (Hiroki), Génération Otaku : Les enfants de la postmodernité. Paris, Hachette Littératures, 2008. [↩]
- Genre défini essentiellement par son public-cible, c’est-à-dire celui des jeunes adolescentes. [↩]
- Azuma (Hiroki), Génération Otaku : Les enfants de la postmodernité. Paris, Hachette Littératures, 2008, p. 49. [↩]
- “Super Mario Crossover”, sur Newgrounds. URL: http://www.newgrounds.com/portal/view/534416 (consulté le 29/04/2012). [↩]
- SMW Central. URL : http://www.smwcentral.net/ (consulté 29/04/2012). [↩]
- First-person shooter, ou jeu de tir en vue subjective. [↩]
- Jeu indépendant développé par Markus Persson en 2009. [↩]
- Développé par Media Molecule en 2008. [↩]
- Weissberg (Jean-Louis), « Couper-coller n’est pas plagier », dans Critique : Revue générale des publications françaises et étrangères, t. LVIII, n° 663-664, août-septembre 2002, p. 713. [↩]
- Fish (Stanley), Quand lire c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007, coll. « Penser / croiser ». [↩]