Colloque organisé par le Liège Game Lab, en particulier Paul-Antoine Colombani, les 14 et 15 janvier 2021.
Lien pour les spectateurs·rices : https://twitch.tv/liegegamelab
Colloque organisé par le Liège Game Lab, en particulier Paul-Antoine Colombani, les 14 et 15 janvier 2021.
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En écoutant Boris Krywicki et Yves Breem parler de leur livre Presse Start, aux éditions Omaké Books, une chose m’a frappé, que je n’avais jamais formulée en ces termes et qu’il ne me semble pas avoir lue ailleurs concernant la presse de jeu vidéo. Je vais donc essayer de la mettre en forme, en faisant d’un même geste la promotion de l’excellent livre de mes collègues.
Cette chose qui me taraude, c’est l’idée que la presse spécialisée en jeu vidéo est profondément dépendante, dans son évolution, du « bonus ». Si on parcourt son histoire, on peut dégager une constante, qui est que le bonus, le prolongement, le truc fait ou donné gratuitement, est en réalité le moteur de son évolution, voire sa planche de salut en cas de coup dur.
Au-delà du fait que Omaké (l’éditeur du livre) signifie « bonus » en japonais (même si, en l’apprenant de la bouche d’Yves, ça m’a mis sur la voie), je voudrais pointer quelques éléments qui me permettent d’affirmer cet axiome. Parcourons quelques exemples.
Hebdogiciel proposait des listings de code informatique qui, une fois reproduit à l’écran, permettait d’avoir des jeux gratuits.
Playstation Magazine (comme bien d’autres titres de l’époque, il faudrait que je cherche lequel a lancé cette pratique) proposait un CD de démo de jeu au lecteur, comme produit d’appel. On peut se demander quand, du magazine ou du CD promotionnel, l’un est devenu le bonus de l’autre.
Joystick proposait une rubrique, « Épok épik », au début des années 2000 (tout cela est de mémoire), qui offrait pour la première fois (à ma connaissance dans un magazine à grande diffusion) un regard qui échappait à la tyrannie de l’avenir, tyrannie qui s’actualisait dans le déroulé « news / preview / test ». Cet oeil dans le rétro était une manière de construire un passé du jeu vidéo. Ce passé s’incarne maintenant dans une certaine frange de la presse papier contemporaine, où des titres comme Video Game retro constituent 1/4 de la production papier de magazines de jeu vidéo en 2020. Ce qui était bonus, ce qui était à la marge, devient le centre.
Le site de Cafzone, site personnel du rédacteur en chef de Joystick de l’époque, Caféine, a été le substitut de la déshérence du site officiel du magazine. Agora où se retrouvait la communauté de lecteurs, le site constituait une pratique gratuite et utile, véritable bonus du magazine, pour les connaisseurs, qui l’animaient et en tiraient profit. Le courrier des lecteurs avait trouvé sa véritable incarnation. On parle du magazine sur le site, certains affirmant ne pas l’avoir lu, mais continuant à parler de sa vie. Le site dépasse le magazine. C’était aussi l’époque de la montée en puissance de sites comme jeuxvideo.com, qui bouleverseront en profondeur l’économie des magazines papier. Le web n’est plus le bonus du magazine, il est le magazine.
Canard PC a longtemps résisté à l’idée de montrer la tête des rédacteurs en vidéo. Après les bonus sérieux du partenariat avec Arrêt sur Images, un partenariat avec O’Gaming a décoincé les journalistes papier : la grande majorité de ceux-ci participent maintenant à la chaîne Twitch du magazine (jusqu’à l’assistante de direction, Pollynette, qui n’avait pas vocation à produire du contenu au départ). Gamekult y est passé bien avant. La concurrence du YouTuber impose une reconfiguration des pratiques. Le bonus vidéo sera-t-il le coeur de la pratique dans cinq ans ?
Les Kardashian ont abandonné leur show télévisé. Ils n’en avaient plus besoin pour vendre leur marque. Instagram et les autres réseaux sociaux suffisent.
Le support n’est pas le média.
Le colloque se déroule en ligne, en deux temps : une plateforme sur lequel les communications sont présentes en consultation quand on veut (inscription gratuite), et un serveur Discord pour les discussions en direct. Il fallait concilier un décalage horaire très lourd (Amérique du Nord, Europe et Japon), donc c’est un créneau limité qui nous rassemble : 14h-17h (UTC+2) sur quatre jours (du lundi 10 au jeudi 14 août 2020).
Les keynotes sont diffusées sur la chaîne Twitch du Liège Game Lab : https://www.twitch.tv/liegegamelab
N’hésitez pas à vous inscrire sur la plateforme d’hébergement pour regarder les présentations.
Le texte qui suit est un extrait d’un projet de recherche déposé au FNRS pour financement en 2021. Comme il peut intéresser d’autres personnes que les experts évaluateurs, je le publie sur ce carnet.
L’histoire du jeu vidéo a été dominée jusqu’à la fin des années 2000 par deux points de vue, liés aux personnes (journalistes ou chercheurs) qui l’ont écrite : un regard américain sur une histoire américano-centrée et un regard occidental sur la production japonaise, principalement sous l’angle de l’importation (voir notamment Herman 1994; Herz 1997; Van Burnham 2001; Kent 2001; Wolf 2007 et 2012; Blanchet 2010; Donovan 2010; Ichbiah 2011; Audureau 2014).
Pourtant, au cours des années 2010, de multiples initiatives émanant de différents pays sont apparues pour ébranler et remettre en question ce récit historique trop établi. La sortie de l’important ouvrage de Blanchet et Montagnon en 2020 sur l’histoire du jeu vidéo en France illustre parfaitement ce point : il est inconcevable, si l’on veut comprendre l’émergence d’un produit culturel, de limiter son histoire à ses réussites commerciales. Or, le développement du jeu vidéo, dans toutes ses composantes (commerciales, amateures, éducatives, associatives), peut être décrit sur un modèle réticulaire international, multipliant les noeuds et les connexions entre ces noeuds, parfois assez improbables (on pense à l’importance du réseau européen de l’énergie atomique lors de sa préhistoire par exemple).
Le travail a déjà commencé dans d’autres pays : Jaroslav Švelch, avec son livre Gaming the Iron Curtain. How Teenagers and Amateurs in Communist Czechoslovakia Claimed the Medium of Computer Games (2018), a mis en exergue d’autres logiques historiographiques pour souligner l’existence et les spécificités du jeu vidéo durant la fin de la Guerre froide du côté communiste. L’UNIL Game Lab, à Lausanne, a commencé un travail bibliographique important (Rochat 2020), recensant les publications sur l’histoire internationale du jeu vidéo, notamment les histoires non hégémoniques. De nombreux chercheurs se sont intéressés au jeu vidéo éducatif et au serious game (Djaouti 2011), au jeu vidéo associatif et citoyen (Neys et Jansz 2019), au jeu vidéo protestataire (Bashandy, Hallot et Dozo 2020), avec une dimension historiographique. Un intérêt prégnant pour les histoires locales et non hégémoniques s’impose dans les principaux centres et réseaux de recherche en game studies : le livre édité par Mark J.P. Wolf, Video Games Around the World (2015), fonctionnant comme une encyclopédie des histoires locales du jeu vidéo, l’illustre bien. Fait cependant révélateur : il ne comprend pas d’entrée pour la Belgique…
Pourtant, les sources existent : des archives personnelles des premiers créateurs commercialement reconnus (le studio Appeal, concepteur d’Outcast en 1999) aux clubs amateurs faisant vivre les machines jalonnant l’histoire belge du jeu vidéo (comme la DAI Imagination machine, datant de 1977), il existe une multitude de sources accessibles, non exploitées et d’un grand intérêt pour l’histoire du jeu vidéo belge. Nous sommes également à un moment où il est encore possible de trouver des témoins directs de toutes les époques de cette histoire, même si les acteurs des années 1950 et 1960 commencent à disparaître. Nous pensons donc qu’il existe en 2020 un momentum pour écrire l’histoire du jeu vidéo en Belgique.
L’intérêt d’écrire cette histoire aujourd’hui n’est pas seulement lié à une contingence temporelle : le jeu vidéo, par l’évolution rapide de son statut et de sa légitimité, par la place importante qu’il occupe au sein des industries culturelles et créatives, doit être mieux connu pour comprendre ses enjeux économiques, culturels et éducatifs régionaux et nationaux. Par ailleurs, on sait qu’à d’autres endroits (pour citer deux exemples bien connus : au Québec et en Finlande), il a pu constituer un vecteur de développement économique à haute valeur ajoutée. Mieux connaître son histoire nationale permettra d’évaluer la pertinence des politiques publiques de soutien qui voient actuellement le jour (voir par exemple à ce propos l’extension du mécanisme du Tax Shelter, qui fait question au niveau européen).
Un troisième intérêt justifie ce projet, celui-là lié à la recherche fondamentale : le jeu vidéo est un objet posant de nombreuses questions à l’historiographie des produits culturels. Produit hybride et collectif par excellence, il demande au chercheur de se positionner théoriquement sans écraser les multiples dimensions de l’objet. Ainsi, la conception dominante concernant l’hybridité est celle de Kline, Dyer-Witheford et De Peuter (2003), qui proposent de prendre en compte les sphères technique, marketing et culturelle. Bien que louable dans son effort de rendre compte de l’hybridité de l’objet, cette conception ignore les enjeux sociaux, politiques, linguistiques et genrés, pour citer ceux qui sont examinés, en plus de ceux de Kline & alii, au sein de notre projet. Du côté de la dimension collective, il faut souligner que le jeu vidéo est un produit collaboratif à plusieurs niveaux, mais que ces niveaux doivent être pondérées. Premier exemple : rares sont les jeux commerciaux produits par un seul créateur ; pourtant, la scène amateur regorge de créations individuelles. Deuxième exemple : jouer actualise la proposition créative du concepteur ; on pourrait dire que le jeu n’est réellement actualisé que lorsqu’on y joue. D’où la reconnaissance de deux groupes d’intervenants : les créateurs, du côté du pôle de production, et les joueurs (qui peuvent aussi devenir professionnels, comme dans la scène e-sport), du côté du pôle de réception. Pourtant, un certain courant de la recherche actuelle insiste sur la dimension de co-construction des univers fictionnels qui prennent naissance dans les jeux (fan fictions, fan arts, etc.), donc l’opposition créateur/récepteur est aussi à questionner. Enfin, troisième exemple : la culture vidéoludique est un moyen utile de socialisation pour les enfants dans les cours de récréation ; nombre de jeux se jouent en ligne, au sein de larges communautés. Pourtant, le jeu vidéo traîne toujours avec lui une image médiatique de loisir qui isole, transformant le jeu en outil de repli sur soi. Toutes ces paradoxes apparents demandent au chercheur de se positionner sur un ensemble de points théoriques et méthodologiques liés à l’historiographie qu’il veut pratiquer. Ainsi, écrire l’histoire du jeu vidéo en Belgique pose une série de questions spécifiques, articulées à des définitions de la pratique ludique et des objets dont on entend faire l’histoire.
Pour ce projet, nous retenons trois hypothèses d’où découlent notre cadre théorique et méthodologique. La première est que le champ vidéoludique belge lie étroitement développement logiciel (software) et innovation technique et technologique (hardware et software). Cette hypothèse a pour conséquence d’inscrire cette recherche dans une histoire sociale des biens culturels, telle que la sociologie de la littérature a pu la développer (Bourdieu 1992; Dubois 1978), avec une dimension forte d’histoire des techniques inspirée de l’histoire du livre. Quatre exemples permettent de nourrir cette hypothèse : tout d’abord, citons le cas de la DAI Imagination machine évoquée plus haut, qui était un ordinateur belge datant de 1977 et disposant de nombreuses possibilités graphiques et musicales propres à créer des jeux vidéo, dont la distribution était assurée par des listings dans les journaux des clubs locaux liégeois, bruxellois et carolorégien. Ensuite, évoquons les nombreux moteurs de jeu dédiés, développés par les jeunes studios des années 1990 et 2000 (de Appeal à Elsewhere en passant par Larian Studios). Ces logiciels étaient indispensables à la création d’un jeu et pouvaient être réutilisés de projet en projet. Terminons par deux projets contemporains : Softkinetic, société bruxelloise, a développé entre 2007 et 2010 une caméra-senseur 3D, concurrente du Kinect de Microsoft. Ce senseur était accompagné d’une série de jeux visant à démontrer l’intérêt du matériel. Ils ont été rachetés par Sony en 2016. Autre projet contemporain à dimension internationale : le Terragame est un parc de loisir situé au départ à Spy, dédié à la réalité virtuelle et créé en 2016. Ordinateur sur le dos et casque sur les yeux, les joueurs se déplacent physiquement dans un espace vide qui devient tout univers fictionnel en fonction du jeu proposé. Au départ dépendant d’une sous-traitance lyonnaise, la société a internalisé le développement de jeu pour suivre plus facilement les innovations techniques du matériel.
La deuxième hypothèse est qu’il a existé et qu’il existe des lieux de sociabilité spécifiques belges autour du jeu vidéo, fondés sur une culture numérique et ludique. Ces lieux prennent différentes formes (clubs, sociétés d’amis, etc.) mais la diffusion d’internet dans le grand public a permis une multiplication de ces lieux et parfois la résurrection virtuelle de communautés anciennes. Cette hypothèse nécessite la mobilisation des humanités numériques et des sciences de l’information et de la communication pour étudier ces sociabilités numériques, sur le modèle de Cassili (2010) notamment. L’exemple par excellence de ces lieux d’interrelations, qui aideront à fixer et diffuser une culture vidéoludique spécifique, est Parano (www.parano.be), un site web héritier de l’esprit des BBS (Bulletin Board Systems) des années 1990, fonctionnant sur la cooptation et s’inspirant dans son fonctionnement des règles du jeu de rôle cyberpunk Paranoïa (West End Games, 1984). L’exemple est particulièrement révélateur car il est en partie réflexif, utilisant des règles de jeu pour structurer une sociabilité autour du jeu.
Enfin, la troisième hypothèse concerne la définition du champ de production vidéoludique belge : vu la faible structuration professionnelle du champ en Belgique, il existe des liens fondamentaux entre les amateurs et les professionnels, avec une fluidité de frontières qui demande à redéfinir le champ de production vidéoludique belge sur des critères autres que des critères de professionnalisation ; par exemple ceux des compétences et de la participation à des projets (Hurel 2020). Les lieux de rencontre locaux (Apéro du jeu vidéo à Liège, Brotaru à Bruxelles) l’ont bien compris et s’ouvrent aux non-professionnels. Même les studios établis ne peuvent être définis par leur création porte-étendard : nombreux sont ceux qui survivent grâce aux portages d’un système de jeu vers un autre pour le compte d’autres développeurs. D’autres se tournent vers le développement de logiciels de jeu éducatifs, dont on connaît encore mal les ramifications mais qui entretiennent des liens forts avec le milieu de l’enseignement et des ministères (enseignement et culture).
Une attention particulière sera portée aux questions linguistiques propres à la Belgique (quels sont les contacts entre la Flandre et la Wallonie ? peut-on parler d’un champ de production belge unique ? les politiques publiques culturelles ont-elles créé des clivages entre Régions ?) et aux questions de genre : on sait que l’invisibilisation des femmes dans l’histoire du jeu est en partie due à l’inattention portée à leur présence par ceux qui racontent l’histoire, ce que nous souhaitons absolument éviter.
Nous disposons déjà des relais utiles pour mobiliser les sources nécessaires à l’exploration de ces trois hypothèses. Nous souhaitons néanmoins faire un pas de plus dans la conservation des sources de cette histoire, en tentant de convaincre nos informateurs de la pertinence de nourrir par leurs archives le fonds d’archives « Culture vidéoludique » (voir la description dans la partie environnement de recherche du promoteur principal).
Audureau William, 2014. Pong et la mondialisation, Toulouse, Pix’n Love.
Bashandy Hamza, Hallot Pierre et Dozo Björn-Olav, « Jeux vidéo et protestations civiques et politiques », Géographie et cultures, 109 | 2019, 75-97, http://journals.openedition.org/gc/10034.
Blanchet Alexis et Montagnon Guillaume, 2020. Une histoire du jeu vidéo en France. 1960-1991 : des labos aux chambres d’ados, Toulouse, Pix’n Love.
Blanchet Alexis, 2010. Des pixels à Hollywood, Toulouse, Pix’n Love.
Bourdieu Pierre, 1992. Les règles de l’art, Paris, Seuil.
Cassili Antonio, 2010. Les liaisons numériques, Paris, Seuil.
Denis Brigitte, 2000. « Vingt ans de robotique pédagogique », Sciences et techniques éducatives, vol. 7 n°1.
Djaouti Damien, 2011. Considérations théoriques et techniques sur la création de jeux, Thèse de doctorat, Université Toulouse III Paul Sabatier.
Donovan Tristan, 2010. Replay. The History of Video Games, Lewes, Yellow Ant.
Dubois Jacques, 1978, L’institution de la littérature, Bruxelles, Labor.
Herman Leonard, 1994. Phoenix: The Fall & Rise of Video Games.
Herz J.C., 1997. Joystick Nation: How Videogames Ate Our Quarters, Won Our Hearts, and Rewired Our Mind.
Hurel Pierre-Yves, 2020. L’expérience de création de jeux vidéo en amateur – Travailler son goût pour l’incertitude, Thèse de doctorat en Sciences de l’Information et la Communication, Université de Liège, sous la direction de Christine Servais.
Ichbiah Daniel, 2011 (5e éd.). La Saga des jeux vidéo, Toulouse, Pix’n Love.
Kent Steven, 2001. The Ultimate History of Video Games: From Pong to Pokemon.
Kline Stephen, Dyer-Witheford Nick et De Peuter Greig (2003), Digital Play. The Interaction of Technology, Culture, and Marketing, Montréal & Kingston – London – Ithaca, McGill-Queen’s University Press, 2003.
Neys Joyce et Jansz Jeroen, 2019. “Engagement in play, engagement in politics: Playing political video games”. In Glas René et al., The Playful Citizen: Civic Engagement in a Mediatized Culture.
Rochat Yannick & UNIL Game Lab (ed.), 2020. Game historiography. A bibliography, Zotero, https://www.zotero.org/groups/2445242/game_historiography/library.
Švelch Jaroslav, 2018. Gaming the Iron Curtain. How Teenagers and Amateurs in Communist Czechoslovakia Claimed the Medium of Computer Games, Cambridge, MIT Press.
Van Burnham, 2001. Supercade: a Visual History of the Videogame Age.
Wolf Mark J.P. (2015), Video Games Around the World, Cambridge, MIT Press.
Wolf Mark J.P. (ed.), 2007. The Video Game Explosion: A History from Pong to Playstation and Beyond.
Wolf Mark J.P. (ed.), 2012. Before the Crash.
Ceci est une trace de ma brève communication à la journée d’étude des Fortnite Studies, qui eut lieu à Lausanne le 15 mars 2019. Le texte devrait être revu pour publication : les récents événements (comme les concerts de Travis Scott) me semblent aller dans le sens que je défendais.
L’idée de tenter de penser Fornite comme la partie visible d’une plateforme numérique est née de ma faible expérience de jeu. Errant dans les menus, patientant devant les écrans de chargement, je me suis demandé pourquoi c’était si long et si foisonnant. Pourquoi cette relative opacité ? Quels codes régissent cette interface, ces menus, ces options essentielles ou cosmétiques ? Plus largement, quel intérêt à cette multiplication de possibles ?
Le novice que je suis est désemparé face à toutes ces options et ne sait pas faire la différence entre le cosmétique et l’essentiel. Je me laisse guider par le prix des choses : ce qui est payant doit être accessoire pour ma pratique, étant donné que pour gagner à Fortnite, il n’est pas nécessaire de sortir sa carte de crédit. Néanmoins, si ce qu’on peut acheter, comme les emotes, les skins, les danses, est accessoire pour ma pratique de débutant, il constitue aussi (surtout) les signes extérieurs d’appartenance à une communauté, d’intégration au sein d’un écosystème coloré et dans l’air du temps. Ce n’est donc pas accessoire pour tout le monde. L’enjeu est justement d’en comprendre le code, de pouvoir en parler, d’échanger avec ses amis, d’exhiber ses derniers achats à défaut de se vanter de son dernier « top 1 ». Enfin, toutes ces améliorations cosmétiques sont aussi autant de traces de son propre investissement dans le jeu, dans son univers. Signes du temps et de l’énergie qu’on y a consacrés.
Ces menus concernent donc le joueur. Mais concernent-ils le jeu ? Mon expérience du jeu sera-t-elle différente si je consacre beaucoup de temps à ces menus ou si je me concentre sur le jeu lui-même ? Du point de vue d’Epic Games, l’éditeur, cette question n’est pas centrale. Car finalement, l’hypothèse est que le jeu lui-même est secondaire.
Toutes ces options (améliorations cosmétiques, championnats, défis, saisons) prennent sens si on considère Fortnite non pas comme un jeu, mais comme une plateforme, au même titre que Facebook, Uber, Deliveroo ou Amazon. Il s’agit donc de montrer que comme toutes les autres plateformes, Fortnite doit conserver l’utilisateur actif pour grossir. Pas seulement pour le faire consommer directement (via les transactions au sein du jeu), mais aussi pour le faire produire des données. C’est à mon sens le cœur de Fortnite.
Qu’est-ce qu’une plateforme ? Dans Platform Capitalism, Nick Srnicek la définit comme suit : « une plateforme est une infrastructure numérique qui met en relation au moins deux groupes d’individus »[1]. Christophe Benavent, dans son ouvrage Plateformes, envisage l’idée de la plateforme de la sorte : c’est « un dispositif qui coordonne les actions et les ressources de la foule, l’expression d’une demande, des disponibilités, du travail, des biens. Les plateformes sont constituées par un ensemble d’inventions techniques et sociales qui permettent des gains consistants de productivité dans la coordination d’une multitude de microactivités »[2]. Retenons déjà de ces deux définitions l’idée de numérique, d’interactions et de relations sociales et d’optimisation des ressources.
Antonio Casilli, dans un brillant essai sur les écosystèmes des travailleurs numériques, consacre un chapitre important à la question des plateformes[3]. Il commence par proposer une lecture politique de l’émergence historique du concept de plateforme, dont la genèse des traits politiques définitoires qu’il isole permettrait sans doute de proposer une lecture politique de Fortnite dans une chaîne de continuité historique. Mais avant qu’il ne soit même possible de proposer ce type d’analyse, il faut montrer en quoi Fortnite est une plateforme. Dans ce but, une série de caractéristiques mises en avant par Casilli pour qualifier les plateformes numériques seront mobilisées , afin d’éprouver jusqu’à quel point il est possible de penser Fortnite avec celles-ci.
Tout d’abord, les plateformes, pour Casilli, « se construisent comme un type particulier de mécanismes multiface ». Il prend l’exemple de Youtube, « qui a plusieurs catégories d’usagers : des usagers-annonceurs qui s’acquittent d’un prix positif, des usagers-spectateurs qui paient un prix nul et des usagers-youtubers qui ont, eux, un prix négatif (c’est-à-dire qu’ils sont parfois rétribués pour leur usage de la plateforme » (p. 64). De la même manière, Fortnite différencie aussi les catégories d’usagers ; cependant, leurs rôles évoluent au cours de la partie et leur implication diffère. Il en résulte une typologie plus complexe. À mon sens, on peut différencier au moins six types :
Il faut évoquer plus spécifiquement les usagers spectateurs, que Julie Delbouille nomme des joueurs secondaires[4], qui soit regardent la partie qui se termine quand ils ont été éliminés, soit regardent des parties en direct ou en différé sur d’autres plateformes (Twitch ou Youtube), afin d’améliorer leur compréhension du jeu ou de profiter de belles actions (comme on le fait en sport). Au sein du jeu, la construction du joueur secondaire est très importante, car quand on meurt, on voit à travers le point de vue de l’avatar qui vous a tué (ou du plus proche si vous êtes assez maladroit pour mourir tout seul). Un sentiment ambigu, fait d’attachement, de frustration et de résignation, se crée autour de ce point de vue : c’est à cause de cet avatar que vous ne jouez plus, mais si c’est lui qui gagne, une pointe de satisfaction pourrait naître du fait de s’être fait éliminé par le vainqueur. Ce choix technologique, qui n’est pas propre à Fortnite (on le retrouve dans la plupart des jeux de tir compétitifs à la première personne), induit des modalités de participation demandant une implication plus ou moins grande, et facilite la transition entre ces modalités.
On constate donc que Fortnite est un mécanisme multiface (plusieurs types d’usagers à différents coûts pour la plateforme), sur lequel d’autres mécanismes multiface peuvent se greffer (Youtube et Twitch sont les plus évidents pour retransmettre des vidéos, mais d’autres mécanismes multiface pourraient exister, comme les organisateurs de tournoi e-sportifs, qui supportent les prix négatifs (des récompenses sont aussi possibles par des organisateurs de tournoi hors Fortnite) et peuvent tirer profit des prix positifs (comme les inscriptions à la compétition). Du point de vue économique et participatif, Fortnite est donc bien une plateforme.
La deuxième caractéristique des plateformes que Casilli pointe concerne l’appariement algorithmique entre différentes catégories d’usagers. Il cite comme exemple la régie Doubleclick de Google, qui collecte massivement les données des utilisateurs « pour les transmettre à des plateformes d’enchères en temps réel, qui, à leur tour, vendront chaque clic à l’annonceur qui paiera le meilleur prix » (p. 64-65). C’est peut-être la caractéristique la plus évidente de Fortnite : le principe même du mode battle royale est de se faire rencontrer une centaine de joueurs, appariement fondé sur leur co-présence en ligne et potentiellement sur d’autres paramètres ludiques et techniques (expérience des joueurs, proximité des serveurs, etc.). Ces usagers sont qualifiés par une série de données, qui sont elles-mêmes utilisées pour apparier les joueurs. Privilégier la présence synchrone est un trait distinctif de Fortnite par rapport à d’autres plateformes, même si d’autres plateformes peuvent y recourir (Messenger de Facebook par exemple) [ou si Fortnite permet aussi de profiter de l’expérience ludique autrement (replays]. Les données produites par les usagers sont aussi utilisées par Epic Games pour optimiser l’usage de la plateforme : on sait que l’éditeur est très attentif aux retours directs de certaines franges de sa communauté (via des subreddits spécifiques notamment), mais ce n’est pas le seul retour sur lequel ils se fondent : les données de jeu, les usages des joueurs sont au cœur du dispositif d’optimisation de l’outil.
Enfin, le troisième trait caractéristique des plateformes pour Casilli « renvoie au processus de captation par les plateformes de la valeur produite par leurs utilisateurs » (p. 65).
Cette appropriation à partir des écosystèmes d’acteurs qu’elles engendrent peut être représentée par les masses de données nécessaires au fonctionnement d’un moteur de recherche comme Bing, par les commissions sur les biens échangés par les artisans de la plateforme de commerce Etsy ou encore par les photos prises par les membres de Flickr et monétisées par ce service. Ainsi faisant, les plateformes brouillent les frontières entre intérieur et extérieur de la firme, entreprennent de complexes arbitrages entre « logiques ouvertes » et enfermement propriétaire, et se présentent comme des entités nouvelles, à mi-chemin entre marché et entreprises.[5]
Antonio A. Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Paris, Seuil, coll. « La Couleur des idées », 2019, p. 65.
Dans le cas de Fortnite, la capitalisation se fait sur plusieurs fronts : des vidéos commentées aux compétitions e-sportives, des fanarts aux personnalisations de skins, les options sont nombreuses pour impliquer le joueur au-delà du jeu. L’objectif n’est pas tant de faire jouer que de faire vivre l’univers fictionnel. La succession des saisons, qui rebattent les cartes et demandent un réinvestissement même du joueur le plus aguerris, les objets qui apparaissent dans la boutique pour un temps limité, tout pousse à revenir au jeu, à en découvrir toujours plus les petites innovations, à nourrir le métajeu. Fortnite n’est pas seulement le lieu du jeu, il est avant tout le lieu de la rencontre à propos du jeu.
Une fois établi que Fortnite n’est pas qu’un jeu mais plutôt une plateforme dont le modèle économique réside sur la captation des données des utilisateurs et de la valeur produite par ceux-ci, qu’est-ce que cela apporte à l’analyse ?
D’une part, cela permet de comprendre la logique des menus encadrant le jeu. Ceux-ci sont là pour multiplier les expériences ludiques et paraludiques potentielles et renouveler l’attention vacillante du joueur.
D’autre part, et ça me paraît plus important, cela permet
d’expliquer d’autres comportements liés à Fortnite. Comme l’expliquait
Pierre-Yves Hurel dans l’article journalistique évoqué précédemment, « le
romancier Keith Stuart comparait Fortnite à un skatepark : c’est un
tiers-lieu où les gens se retrouvent et discutent ». Or cet usage, assez
commun, n’est possible que parce que Fortnite est une plateforme, et pas
seulement un jeu : il crée lui-même les conditions de son
détournement ; il propose, dans une tension propre aux plateformes comme
cité plus haut, un complexe arbitrage « entre “logiques ouvertes”
et enfermement propriétaire ». Il offre aussi, et cela me semblait utile
de le préciser dans les premières communications de cette journée d’étude, les
saillances et les usages multiples et diversifiés nécessaires à la construction
interdisciplinaire d’un objet d’étude. Ce n’est pas un hasard si Fortnite est
l’un des premiers jeux auquel on consacre une journée d’étude, car à mon sens,
et j’espère avoir pu vous en convaincre, Fortnite déborde le cadre ludique,
tout en le remplissant par ses mécaniques. Il propose une expérience totale,
faite de fun, de compétition, d’échanges sociaux, de commerce et de production
de données.
[1] Nick Srnicek, Platform Capitalism, Cambridge, Polity Press, 2007, cité par Casilli, p. 63.
[2] Christophe Benavent, Plateformes. Sites collaboratifs, marketplaces, réseaux sociaux… Comment ils influencent nos choix, Éditions FYP, 2016. 22
[3] « De quoi une plateforme numérique est-elle le nom ? », dans Antonio A. Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Paris, Seuil, coll. « La Couleur des idées », 2019, p. 63-91.
[4] Julie Delbouille, Négocier avec une identité jouable. Les processus d’appropriation et de distanciation entre joueur, avatars et personnages vidéoludiques, thèse de doctorat en Information et Communication, dir. Christine Servais et Björn-Olav Dozo, Université de Liège, 2019.
[5] Antonio A. Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Paris, Seuil, coll. « La Couleur des idées », 2019, p. 65.
Le colloque organisé à Liège « Entre le jeu et le joueur : écarts et médiation » est maintenant terminé depuis plus de quinze jours. Un coup d’oeil sur quelques traces :
Il y a sans doute d’autres choses que j’oublie, mais ça fait déjà pas mal à parcourir…
En direct de Stavanger, où se déroule la rencontre finale de la COST Action E-Read, je poste ici une conférence que j’ai eu la chance de donner lors de la séance de rentrée des Geeks anonymes de l’Université de Liège. Je vous prie de pardonner les approximations1 : l’idée était avant tout de pointer la richesse de l’objet culturel, trop souvent cantonné à un point de vue technique.
Depuis aujourd’hui, il est possible de s’inscrire au MOOC « Il était une fois la littérature de jeunesse » produit à l’ULg en collaboration avec la HECh.
Pour plus d’informations, le plus simple est encore de se rendre sur la page de FUN!
L’aguiche (pour remplacer « le teaser », beaucoup moins croustifondant !) :
Voici l’affiche de l’année. Le cours est ouvert et gratuit. Bienvenue! Beaucoup plus d’infos ici.
Ouvert à toutes et tous. Voir aussi le Thema sur les jeux vidéo à l’ULg : http://thema.ulg.ac.be/jeuxvideo/
11h : Alexis Blanchet (Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle, Ircav, LabEx ICCA), « Revues foraines et presse professionnelle d’automatique de divertissement (1973-1982) : quels discours sur le jeu vidéo ? »
11h45 : Björn-Olav Dozo (ULg, Liège Gamelab), « Presse de jeu vidéo : tentative de périodisation et réseaux de rédaction »
12h30 : pause midi
14h : Mathieu Triclot (UBFC, Lab IRTES), « Les lendemains qui chantent : une histoire de l’avenir des jeux vidéo »
14h45 : Julien Bouvard (Université Jean Moulin Lyon 3 / IETT), « Paradis des jeux vidéo ou pays invisible ? Le traitement du Japon dans la presse vidéoludique française des années 1990 »
15h30 : Vincent Berry (Paris XIII), « Quand les jeux vidéo sont des jeux : le cas du magazine Jeux et Stratégie »
16h15 : pause café
16h45-18h45 : séance du LabJMV (http://labjmv.hypotheses.org/). Intervention de Pierre-Yves Hurel (ULg, Liege Gamelab) sur son travail de recherche et présentation du GAP (Utrecht) + dossiers en cours.
9h30 : Bojan Trajkov, « Les tests : généalogie, évolution, comparaisons. 1 »
10h15 : Sélim Ammouche, « Les tests : généalogie, évolution, comparaisons. 2 »
11h :pause café
11h15 : William Audureau (Le Monde/IDHES), « “Four robots is the highest ranking” : petite histoire des échelles de notes et de leurs maxima»
12h : Boris Krywicki (ULg, Liège Gamelab), « Les “tests” de jeu vidéo : évolution de ton et relation au lecteur. Typologie en tryptique des contrats de lecture de la presse vidéoludique »
12h45 : pause midi
15h : Colin Sidre, « “Echange 1500 programmes” : les stratégies des pirates de jeux vidéo des années 1980 dans la presse spécialisée»
15h45 : Manuel Boutet (Nice Sophia Antipolis, GREDEG), « Cheats, soluces, petites annonces : l’usage de la presse OU La vision des joueurs dans la presse »